De la scène à la ville, et retour

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 30 juillet 2007 - 2242 mots

Arts plastiques et théâtre ont noué depuis le début du XXe siècle des liens étroits, de Dada au happening. Histoire d'une relation à l’occasion de l’exposition « Un théâtre sans théâtre » au Macba à Barcelone.

C’est dans les plis et replis d’une histoire longue que se noue l’exposition à l’affiche du Macba (Musée d’art contemporain de Barcelone) à partir du 24 mai. L’histoire d’une modernité qui a profondément façonné l’espace plastique et le champ de la perception esthétique. En se proposant de fouiller le territoire où théâtre et arts plastiques se sont entrecroisés, l’exposition « Un théâtre sans théâtre », conduite par Bernard Blistène et Yann Chateigné à l’invitation du musée, apporte une contribution ambitieuse à la compréhension de cette spatialité toujours en transformation qui est la nôtre. Elle entend ainsi contribuer à l’élargissement des perspectives historiques et théoriques qui nourrissent l’histoire de l’art par son dehors, par ses contacts avec les réalités extérieures aux arts plastiques – ici les arts de la scène –, attentive à l’ancrage de la modernité dans l’hétérogène et l’hybridation. Bernard Blistène a souvent travaillé sur ces métissages disciplinaires qui jalonnent la modernité. Ainsi avec « Poésure et Peintrie » en 1993 à Marseille, exposition qui fait toujours référence – et il se pourrait bien que la présente manifestation ne marque pas moins.
Si Blistène reprend ce parti pris des champs croisés, il le fait aussi en réagissant à la généralisation jusqu’au cliché du modèle cinématographique comme détermination clef des élargissements artistiques du XXe siècle. Le paradigme théâtral n’a pourtant pas moins participé de cette histoire, du Gesamtkunstwerk [œuvre d’art totale] wagnérien au minimalisme américain, du cabaret du Chat noir au happening, d’Adolphe Appia, Vsevolod Meyerhold, Bertolt Brecht et Antonin Artaud en passant l’anti-théâtre Dada. Ou encore de la mise en scène à l’installation et à la scénographie d’exposition en passant par le ring et la rue. Le théâtre permet d’ouvrir une autre généalogie à notre contemporanéité. C’est d’ailleurs en rendant compte d’un double mouvement que le propos de l’exposition se construit : si les « beaux-arts » conquièrent la scène comme un espace nouveau et générateur, on sait comment l’histoire du théâtre a travaillé à élargir cet espace-là jusqu’à l’agora, en tout cas jusqu’à remettre en cause la coupure symbolique de la rampe. Soulignant, comme le fit Alfred Jarry en 1896, alors qu’il préparait Ubu Roi, « l’inutilité du théâtre au théâtre ».
Aussi, l’exposition de Barcelone entend répondre à la gageure de l’hybridation mutuelle en construisant un parcours qui trace certes des frayages, mais non des filiations strictes, et revisite des expérimentations menées dans le champ du théâtre aussi bien que dans celui des beaux-arts.
Loin donc de reconstituer d’illusoires chronologies, « Un théâtre sans théâtre » propose cinq séquences, des trajectoires possibles dans cette histoire à facettes. La première, de l’anti-théâtre Dada à l’impureté du monde de Mike Kelley, balaie des œuvres qui ont recouru à des formes du spectacle, inventant ou empruntant des dispositifs variés : le cabaret bien sûr, du Chat noir à Paris au cabaret Voltaire à Zurich (Suisse) pendant la Première Guerre mondiale, en passant par les Incohérents et leurs bals, mais aussi le ring sur lequel boxe Arthur Cravan à Barcelone en 1916. Concerts, soirées, matinées, réunions de clubs, festivals, lectures, entre parodie et forme nouvelle, l’anti-théâtralité revendiquée par Dada ouvre la scène à des formes étonnantes (une Ursonate d’un certain Kurt Schwitters, 1924) et contradictoires. Le même Schwitters en 1922 écrit : « Je veux le théâtre Merz. […] Je veux l’unité par l’agencement de l’espace. / Je veux l’unité pour le facteur temps. / Je veux l’unité pour la question de l’accouplement, pour la déformation, la copulation, le croisement. Voilà le théâtre Merz que nécessite notre époque. » La poésie occupe la scène : Tristan Tzara n’est pas en reste et bientôt les surréalistes vont s’y installer, mais ils s’accordent aussi d’autres figures de la théâtralité : le « Procès de Maurice Barrès » (1921) en est un exemple. Pendant ce temps, l’espace de l’exposition, à Moscou, à Berlin, à Paris, a pris de sérieuses libertés par rapport à la gravité. L’Archange prussien, « sculpture de plafond » de Rudolf Schlichter présentée à la Dada-Messe de 1920, ou les mille deux cents sacs de charbon de l’exposition surréaliste de 1938, répondent à leur manière à la radicalité du Suprématisme et de l’espace Proun d’El Lissitzky comme de l’exposition « 0,10 » de Malévitch en 1915.

« Tout nettoyer après »
« Un théâtre sans théâtre » présente à cet endroit un saut historique, des années 1920 aux années 1950. Et retrouve chez les Lettristes la verve du langage des poètes. Ainsi quand Maurice Lemaître fonde son « Théâtre neuf » en 1961. Tous les moyens, y compris le théâtre lui-même, sont bons pour braver le théâtre… À Nice, ne se contentant pas des vitrines de magasin, Ben, qui a rencontré Fluxus et George Maciunas, fonde le « Théâtre total ». Ceux qui jouent alors Beckett et Ionesco « sont en retard de vingt ans », se souvient Ben en 2001. « La troupe louait les salles pour soit-disant jouer Molière. En réalité, nous cassions des pianos et nous remplissions la salle de papier. Après le spectacle, le problème essentiel était de tout nettoyer pour que le directeur ne s’aperçoive de rien le lendemain. La pièce qui a eu le plus de succès, c’est toujours Violon Solo de Nam June Paik et Paper Piece de Ben Patterson. » Dès lors, le lien avec l’Amérique qui, après John Cage, a enfanté l’event et le happening avec George Brecht et Fluxus est scellé. Comme du temps de Dada, les événements se passent ici et là, d’un bord à l’autre de l’Atlantique. Jean-Jacques Lebel, et son « Festival de la libre expression » (à partir de 1963), ouvre un espace de représentation où vont se croiser les tentatives des plus inattendues. À côté de celui de Daniel Spoerri, l’activisme de Robert Filliou invente ses espaces et ses moyens, Poïpoïdrome, ou « Centre international de création permanente », qu’il habite en jouant.
Les années 1960 en Europe recèlent aussi des projets qui prennent le théâtre parfois à rebrousse-poil… L’espace d’installation-exposition de Joseph Beuys, grand ouvert sur l’espace social, s’en rapproche beaucoup, alors que les Hermann Nitsch et Günter Brus pratiquent selon un mode spectaculaire l’actionnisme, avec sa violence symbolique et sa dimension politique. Outre-Atlantique, un Allan Kaprow déploie lui aussi un programme engagé, qui prend en compte l’histoire européenne mais aussi les formes américaines. Sur la Côte ouest, tous les liens sont perçus et repris par un artiste comme Mike Kelley. Celui-ci, au milieu des années 1970, va conjuguer musique, art conceptuel, satire sociale, héritage de la beat generation et de la scène rock –qu’il anime avec plusieurs groupes (Destroy all Monsters, avec Jim Shaw, puis The Poetics avec Tony Oursler). Culture de masse et rébellion culturelle font un cocktail explosif en Californie.
La profusion des chemins parcourus au sein de la manifestation s’enrichit encore  grâce à un collaborateur espagnol, Pedro G. Romero. Cet artiste archiviste sévillan éclaire des moments ibériques, qui, des lectures sur une balançoire de Ramón Gómez de la Serna au théâtre politique des années de guerre civile, en passant par le « sensacionismo » autour de Fernando Pessoa au Portugal, ouvre d’autres voies encore à la vitalité de l’espace théâtral du siècle.

Artaud et Kantor
« La deuxième séquence prend appui sur Artaud, commente Bernard Blistène, qui vient du théâtre, écrit, joue, crée le théâtre Alfred-Jarry et invente des formes qui échappent aux langages du théâtre, empruntant au tableau vivant, au théâtre élisabéthain comme balinais, aux rites des Indiens et aux collages qu’il produit avec Eli Lotar. Cette réflexion sur le théâtre conduit à une entreprise qui se révèle complètement autodestructrice, mais marque tant de gens, de théâtre et bien plus loin, au travers de moments comme l’émission de radio, Pour en finir avec le jugement de Dieu ou la conférence du Vieux-Colombier en 1947. La stature de l’homme-acteur trouve là un terme, devant l’impossibilité du dire et de l’agir, se battant avec ce corps divisé. Ici encore, les passages sont intéressants, quand on sait l’importance qu’auront pour Kaprow non seulement les textes du Théâtre et son double, mais aussi un enregistrement de Pour en finir… Jean-Jacques Lebel, dans le catalogue, trace une épistémologie de la notion de happening, et l’exposition apporte des documents formidables, depuis les 18 happenings in 6 parts de Kaprow en 1959 jusqu’aux contributions de Claes Oldenburg, de Jim Dine, de Robert Whitman, de Red Grooms, de Carolee Schneemann. Il relève des différences notables, dans les influences et les modes de travail, entre les pièces très “préparées” – comme Cage le disait de ses instruments – et des pratiques très libres et improvisées, bien après avoir créé les premiers events au Black Mountain College [école fondée en 1933 en Caroline du Nord]. Cette partie se prolonge dans le Living Theater de Julian Beck et Judith Malina, que l’on verra à Paris dès 1961 lors du Festival de la libre expression, mais aussi dans le Théâtre Panique de Fernando Arrabal, Roland Topor et Alexandro Jodorowsky. Une veine qui marquera la scène parisienne comme new-yorkaise. La séquence s’ouvre alors en direction des séances publiques des Anthropométries d’Yves Klein puis de ce qui sera bientôt, dans le milieu des années 1960, la théâtralité de l’Arte povera : le Zoo de Michelango Pistoletto, la référence au théâtre grec chez Jannis Kounellis. »
Pendant ce temps, et depuis les années 1950, des figures du théâtre continuent sur des voies de recherche qui mêlent préoccupations scéniques et plastiques. « S’il ne fallait en citer qu’un : Tadeusz Kantor et le Théâtre Cricot 2, qui concernera aussi un artiste comme Edward Krasinski, également polonais, précisent les commissaires. L’exposition rend compte grâce à des documents rares de cet événement connu par l’image du chef d’orchestre dirigeant les vagues. On sait moins que Kantor a attiré 1 600 personnes pour ce Happening panoramique au bord de la mer Baltique, en août 1967. Et puis il y a Jerzy Grotowski, sur une autre conception de la théâtralité sur la lancée d’un propos qui cerne de plus en plus près la contemporanéité. »

Minimal, littéral, théâtral
Comme un précipité d’histoire, le mot de « théâtre » va faire retour par un rebond inattendu, qui alimente la troisième séquence. Retour à New York pour un débat autour du minimalisme. L’historien et critique d’art Michael Fried lance un pavé dans la mare en mettant en question l’art minimal, qu’il préfère nommer « littéraliste ». Il écrit en 1967 l’article « Art and objecthood (Art et objectité) » dans la revue Artforum : « Les expressions artistiques dégénèrent à mesure qu’elles deviennent théâtre. Le théâtre est le dénominateur commun reliant entre elles une grande variété d’activités apparemment disparates et les distinguant des projets radicalement différents des expressions artistiques modernistes. […] Ce qui se situe entre les formes d’art est théâtre. [...] Quelle a été l’expérience de [Tony] Smith [selon son propre récit d’une perception du paysage en voiture] sinon l’expérience de ce que j’ai appelé théâtre ? Tout se passe comme si ces lieux révélaient le caractère théâtral de l’art littéraliste, mais dans ce cas en l’absence de l’objet, c’est-à-dire en absence de l’art lui-même […] (1). » La contradiction entre l’inquiétude du formalisme moderniste et les tentations phénoménologiques des artistes fait réapparaître une interrogation qui traverse les domaines, la peinture, le cinéma, la danse. Car tout est en contact, avec des figures comme Robert Morris, Robert Rauschenberg et Merce Cunningham. Bruce Nauman et Dan Graham vont définitivement repousser l’argument de Fried, en revenant sur la réalité du corps et de son engagement dans le champ de l’art : architecture, espace public et lieu de représentation, ou encore la musique rock. Laissant de côté la défiance de Fried, les artistes américains mais aussi un Luciano Fabro ou un Daniel Buren seront passés au tournant des années 1970 de l’autre côté du théâtre, sur la scène du monde.
Les deux derniers temps d’« Un théâtre sans théâtre » font en somme un aller-retour dans les espaces de la représentation dont hérite la fin du XXe : la ville entière est devenue support et espace d’inscription privilégié de l’art, sinon de l’œuvre. Des affichistes parisiens au Bread & Puppet – le théâtre de rue new-yorkais –, la modernité a conquis une liberté complexe en annexant l’espace global, au risque de la muséification du monde, de sa dépolitisation, de son dépeçage, ou à l’inverse de sa transformation en écran de toutes les formes de dramaturgie qui sauraient encore mettre l’homme et le sujet au centre de la vie. Le parcours proposé par le Macba s’achève donc sur une installation retravaillée par l’artiste (comme le sont pour l’occasion celles de Dan Graham, de Daniel Buren, entre autres), So Different… and Yet, de James Coleman (1980). Le dispositif de l’image y est inscrit dans l’instant de la performance et dans la durée du récit, dans le lieu de sa présence et sur la seule surface d’un écran. Tel est en effet l’espace produit par le XXe siècle et son art : plus que jamais, le sujet y est responsable, ne serait-ce qu’en tant qu’acteur de sa propre vie.

(1) ici d’après la traduction parue dans Artstudio en 1987.

UN THÉÂTRE SANS THÉÂTRE

Du 25 mai au 11 septembre, Musée d’art contemporain de Barcelone, Plaça dels Àngels, 1, Barcelone, Espagne, tél 34 93412 08 10, www.macba.es, tlj sauf mardi 11h-19h30 (jusqu’au 23 juin), tlj sauf mardi 11h-20h et jeudi jusqu’à minuit (du 24 juin au 11 septembre), samedi 10h-20h, dimanche 10h-15h. - Commissaires de l’exposition : Bernard Blistène, Yann Chateigné, avec la collaboration de Pedro G. Romero - Nombre d’œuvres : plus de 800 (peinture, sculpture, installation, dessin, photo, vidéo) ; manuscrits et documentation diverse - Coproduction avec le Musée Berardo à Lisbonne (du 16 novembre 2007 au 17 février 2008)

Temps, espace et théâtralité

Par la question du théâtre, c’est non seulement la spatialité propre à l’œuvre d’art qui se voit transformée, mais aussi l’expérience de l’espace vécu, des géographies esthétiques, affectives ou physiques. Au profit d’une spatialité esthétique qui a en tout cas résolument débordé le territoire proprement scopique, c’est-à-dire attaché à la seule vision au travers par exemple de la figure du tableau-fenêtre, et plus largement de l’image. La pensée de l’espace s’est faite bien souvent par découpage en parcelles et en territoires spécifiés, isolés. Henri Lefebvre notait au contraire en 1974 qu’« il faut inverser la tendance dominante, celle qui va vers la fragmentation, la séparation, l’émiettement subordonné à un pouvoir central, effectué par le savoir au nom du pouvoir », pour penser l’espace non comme une globalité abstraite, mais comme une production socio-historique. D’ailleurs, la mise en cause de l’illusion au profit de l’invention d’autres espaces scéniques par les gens de théâtre se radicalise avec les avant-gardes historiques : le constructivisme en URSS et un Vsevolod Meyerhold ; l’expressionnisme allemand après Max Reinhardt et Erwin Piscator. Futurisme et cubisme ont quant à eux éclaté l’unité perspective et, pour le premier surtout, usé de la scène comme un de ses terrains privilégiés en promouvant le « théâtre mécanique ». Mais la dimension liée à l’espace ne se pose pas en toute indépendance : sa remise en jeu débouche sur une autre redéfinition moderne, peut-être plus radicale encore, de l’œuvre d’art. Au théâtre davantage qu’au cinéma, les arts plastiques vont emprunter une toute nouvelle dimension temporelle, qui ouvre à l’éphémère, au transitoire. Ils vont refonder l’expérience esthétique sur la durée vécue, et non sur la permanence de la forme ni quelque autre essence incarnée. Une dimension temporelle qui ouvre aussi à la question de la trace, de la notation, de l’écriture, du document, de l’enregistrement, bref de la consignation et de la conservation de l’œuvre – ou de quelque chose de l’œuvre. Au risque, encouru par l’historien scrupuleux ou le collectionneur maniaque, de la tentation du fétiche ou de la relique par l’accumulation de documentation photographique et filmique, d’archives et de documents d’artistes, voire d’objets et autres reconstitutions. Limites que bien des démarches ont déjà surmontées, par le livre quand Arnaud Labelle-Rojoux écrit une « contre-histoire » de l’art-action (1) ou quand le Centre Pompidou propose « Hors Limites ; l’art et la vie 1952-1994 », exposition conduite par Jean de Loisy en 1994, pour s’en tenir au domaine français récent. (1) L’Acte pour l’art, rééd. Al Dante, 2004.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°259 du 11 mai 2007, avec le titre suivant : De la scène à la ville, et retour

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