Le phénomène de spéculation n’a rien d’inédit

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 25 juillet 2007 - 486 mots

« Moi j’achète quelques modernes, parce qu’on est plus sûr. Et puis, ça montera. Par exemple, nous avons fait une bonne affaire en achetant la Marguerite de Scheffer. Depuis, il est mort ; ça vaut de l’argent maintenant. Il faut qu’ils meurent, ces gens-là ! » Ces propos cyniques attribués par les Goncourt à Eugène Pereire sont rapportés par l’historienne Anne Martin-Fugier dans un livre aussi détaillé qu’instructif : La Vie d’artiste au XIXe siècle (1). Cette lecture s’impose à tous les observateurs du marché de l’art contemporain. On y apprend ainsi que le phénomène de spéculation n’a rien d’inédit. Dès la fin du XVIIIe siècle, l’auteure relève cette phrase éloquente : « En achetant de beaux tableaux, on s’assure une possession agréable et précieuse ; et l’on jouit d’un avantage que l’homme policé désire toujours, celui de jouir et d’accroître sa richesse. » Mais c’est au XIXe siècle que l’art contemporain commence à valoir de l’argent. Les prix font alors des bonds spectaculaires en l’espace de quelques mois, parfois même en un seul jour. Le collectionneur Eugène Blot aurait ainsi pu faire une jolie culbute s’il l’avait voulu. À peine avait-il acheté un tableau de Manet pour 300 francs chez Ambroise Vollard que la galerie Bernheim-Jeune lui proposait de le lui racheter pour 3 000 francs ! De nos jours, rien n’a changé. Un collectionneur qui avait acquis pour 1 800 euros un tableau d’une jeune peintre anglaise, Katy Moran, fut stupéfait de constater que ses œuvres valaient six mois plus tard près de 18 000 dollars (13 000 euros) chez Andrea Rosen (New York).
Anne Martin-Fugier donne de la spéculation l’exemple saisissant de l’Angelus de Millet, vendu pour 1 000 francs par l’artiste en 1859. Au fil des transactions, il fut acheté pour 30 000 francs par le marchand Paul Durand-Ruel. Envoyée aux États-Unis où elle faillit bien y rester, cette œuvre fut finalement acquise pour 800 000 francs par Alfred Chauchard en 1890. Cette progression de prix enregistrée sur trente ans laissait perplexe le collectionneur Paul Chéramy. « Il est évident que les artistes sont hypnotisés par la plus-value colossale qu’a obtenue le tableau de Millet, L’Angelus, déclarait-il en 1909. Mais c’est là un fait unique, sans précédent, et qui, selon les vraisemblances, ne se reproduira pas. Aucun artiste, aucun critique, aucun amateur ne soutiendra que L’Angelus représente une valeur de 800 000 francs. » Qui prétendra aujourd’hui que White Canoe (1990-1991) de Peter Doig vaille réellement 10 millions de dollars ?
L’ouvrage précité relève enfin les flambées liées aux questions de provenance. Lors de la vente des biens de la duchesse d’Orléans en 1853, les œuvres d’Alexandre Gabriel Decamps s’envolèrent jusqu’à des prix compris entre 20 500 et 57 000 francs. Ironiquement, dans la vente d’art contemporain qui avait précédé celle consacrée à la duchesse d’Orléans, un tableau de Decamps n’avait pas dépassé 1 450 francs. Un parallèle s’opère avec le tableau de Rothko propulsé le 15 mai à 72,8 millions de dollars grâce à la plus-value apportée par son propriétaire, David Rockefeller. Le lendemain, un autre Rothko, non moins beau, se « contentait » de 26,9 millions de dollars, faute d’un tel pedigree.

(1) éd. Louis Audibert, 2007.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°263 du 6 juillet 2007, avec le titre suivant : Le phénomène de spéculation n’a rien d’inédit

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