Urs Raussmüller

directeur des Hallen für neue Kunst à Schaffhouse

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 24 juillet 2007 - 1544 mots

Fondateur des Hallen für neue Kunst, à Schaffhouse, Urs Raussmüller a ouvert la voie à un nouveau mode d’exposition dans des friches industrielles. Portrait d’un intransigeant.

« Là où d’autres proposent des œuvres, je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit », écrivait le poète Antonin Artaud dans L’Ombilic des Limbes (1925). Cette phrase, le Suisse Urs Raussmüller aurait pu la faire sienne, tant l’esprit imprègne les Hallen für neue Kunst, ouverts il y a vingt ans à Schaffhouse, dans les environs de Zurich, en Suisse. Défenseur fidèle d’une génération de créateurs comme Robert Ryman et Bruce Nauman, l’homme use avec plaisir de la parabole : « Quand je vois un arbre, je n’ai pas de doute que c’en est un ; quand je vois de l’art, j’ai la plupart du temps beaucoup de doutes. » Entre dialectique et casuistique, son cœur balance. Le courtier Marc Blondeau observe « qu’il parle comme un oracle. À chaque question, il répond par une autre ! ». Généreux et disponible, Urs Raussmüller n’en est pas moins carré. Professoral, il tolère mal la contradiction.
N’attendez pas de lui qu’il raconte la géométrie de son parcours. Ni qu’il définisse son expérience d’artiste. À trop insister, la réponse fuse, mais n’éclaire pas : « Normalement, ce que l’on fait, c’est la question. Il faut répondre quelque chose. C’est tellement pratique de dire qu’on est sculpteur sur bois, tout le monde est ravi. Ce qui importe, ce ne sont pas les moyens que vous utilisez, mais l’essence. » Son grand œuvre demeure cependant les différentes collections qu’il a constituées. L’aventure commence lorsqu’on lui demande de concevoir une exposition pour le siège social de la chaîne de supermarchés Migros à Zurich. « Je ne trouvais pas ça intéressant, planter quelques clous et, trois mois plus tard, reprendre les choses, rappelle-t-il. Je leur ai dit qu’ils n’avaient aucune idée de la culture. » Urs Raussmüller obtient alors un espace et demande à ses amis Jannis Kounellis, Mario Merz ou Ryman de créer des œuvres pour le lieu. En 1976, il monte une exposition « Donald Judd, Sigmar Polke, Robert Mangold » dans le hall d’entrée des locaux de la société. L’année suivante, Migros lui trouve un espace, à 500 mètres du siège, et lui octroie un budget de 500 000 francs suisses. Baptisé « Internationale Neue Kunst » (INK), ce lieu actif jusqu’en 1981 alignera une centaine d’interventions artistiques, accompagnées de publications. Soucieux de pédagogie, Urs Raussmüller engage des étudiants pour la médiation. La collection Migros ne formera qu’un pan de ses activités, l’ensemble étant regroupé sous le parapluie « Crex ». Inventée en 1977, cette appellation générique recouvre plusieurs collections distinctes ; l’une d’entre elles est destinée à une association d’investisseurs suisses. Lorsque le projet INK prend fin, Urs Raussmüller doit trouver un nouveau site pour héberger la Crex Collection. Il doit surtout honorer la promesse, faite à Joseph Beuys, de produire et présenter son œuvre Das Kapital Raum 1970-1977. Ce sera chose faite deux ans avant la mort de l’artiste, après avoir découvert à Schaffhouse une ancienne usine textile d’une superficie de 7 000 m2. Ouvert en 1984, ce lieu dévoile sa collection personnelle composée d’art minimal et d’Arte povera, et augmentée de dépôts consentis par des artistes – notamment une cinquantaine d’œuvres de Ryman –, ainsi que de pièces collectées par Urs Raussmüller pour des privés. « Il fallait que les œuvres soient capables de dégager une puissance physique, pour qu’il n’y ait pas des choses trop petites ou trop grosses, mais un équilibre des masses, indique le maître des lieux. Je cherche à créer une situation où tout est vrai, non un accrochage atomisé où, pour finir, rien n’a de sens. »

« L’expérience physique des œuvres »
Exigeant avec les autres et avec les œuvres, l’homme refuse de se disperser. « Acheter, on peut le faire en vingt secondes, savoir quoi acheter, cela prend cinq à dix ans. Et après, qu’en faire, c’est une autre problématique… », répète-t-il à l’envi. De fait, il n’a jamais dévié de ses principes. « Il est fidèle jusqu’au bout à la qualité intrinsèque des artistes, relève Jean Frémon, codirecteur de la galerie Lelong (Paris). Il les défend sans compromis commerciaux, les artistes savent qu’ils ont en face d’eux quelqu’un qui est profondément de leur côté. » Pour la commissaire d’expositions María Corral, « si Urs a toujours établi un vrai dialogue avec les artistes, c’est qu’il est artiste lui-même. Il a une façon de parler qui n’est pas celle du critique ou du commissaire ».
L’esprit de Schaffhouse a fait des émules. « Cela a eu un grand impact sur beaucoup de curateurs et sur le public, observe Beatrix Ruf, directrice de la Kunsthalle de Zurich. C’était le premier dispositif donnant à voir de manière permanente des grandes installations. Mais le modèle de Schaffhouse connaît aussi des problèmes à long terme. Urs et sa femme ont essayé de les résoudre de multiples manières, en changeant par exemple l’accrochage tous les ans, ou en organisant un programme intensif de discussions. » Fort de son expérience, Urs Raussmüller sera sollicité en 1998 par le collectionneur Claude Berri pour monter des expositions à Renn Espace, à Paris. Il y présentera à deux reprises Ryman, mais aussi Yves Klein et Mangold. Les relations avec le cinéaste deviendront toutefois frictionnelles. Jusqu’à la rupture lorsqu’Urs Raussmüller se rend compte que Renn Espace est en fait un espace commercial. 
Malgré son côté Tartarin, l’homme agit tel un levain sur ses interlocuteurs, cherchant plus à révéler qu’à imposer. « La forme nous gêne souvent, affirme-t-il. Ce qu’il faut voir, c’est l’essence même. L’intellect est utile, mais dangereux. Quand je regarde, c’est avec mes sens, avec mon corps. La perception est une chose complexe. » Depuis deux ans et demi, Urs Raussmüller collabore avec un programme du MIT [Massachusetts Institute of Technology] qui envoie des chefs d’entreprise et cadres supérieurs à Schaffhouse. Histoire de leur faire découvrir d’autres structures mentales. « Il [leur] apprend à regarder les œuvres, à distinguer l’art avec un grand A de l’art de salon, relate le courtier Philippe Ségalot. Dans le cas de Ryman, il montre comment la lumière peut construire un tableau. Pour lui, il faut rester devant les tableaux pour voir comment ils évoluent, faire l’expérience physique des œuvres, en se donnant le temps. »

« Un contre-pouvoir dans le monde de l’art »
Il n’est guère surprenant que cet homme installé à Bâle depuis bientôt sept ans rechigne à visiter Art Basel, le grand jamboree du marché de l’art en juin. Que pense-t-il du système marchand ? La réponse se fait encore métaphorique : « Sur le marché, les maraîchers qui viennent n’ont pas envie de repartir avec leur salade. Tout est bon pour la vendre. » Acide, Urs Raussmüller se révèle parfois tranchant, voire autocrate. « Il était très directif à un moment où l’on dénonçait l’autoritarisme », s’amuse l’un de ses anciens assistants à l’époque de INK. Son rapport à l’œuvre en tant qu’objet est particulier. « Il s’approprie les choses qu’il a découvertes, non sur un plan capitalistique, mais parce qu’il pense que les œuvres existent à travers son regard et qu’il est le seul capable de les faire vivre », indique un familier. « Vous me confiez les meilleures choses et moi j’en prends soin, réplique l’intéressé. Si je prends, ce n’est pas pour posséder l’objet, mais pour vivre. C’est autre chose d’être en vie que d’être en possession. C’est être et avoir. » Cette position idéaliste ne fut pas du goût de ses anciens partenaires de Crex, avec lesquels il entra en conflit en 1996. Les chicaneries donneront lieu à un procès qui s’achèvera en 2000.
La rigueur d’Urs Raussmüller s’est aujourd’hui mue en orthodoxie. Ayant décroché de la création actuelle, il semble figé dans les paramètres auxquels il s’était identifié voilà trente ans. « Je pense que cette attitude est liée au fait que la génération d’artistes que lui-même et Schaffhouse représentent est celle du dernier mouvement identifiable, la dernière génération des “ismes”, de la vérité lisible, laquelle s’est ensuite dissoute dans la polyphonie et la multitude », analyse Beatrix Ruf. Bien que sa critique de l’art comme loisir soit pleinement justifiée, ses jugements se révèlent par trop expéditifs. « Dans le contre-pouvoir que je vois aujourd’hui au sein du monde de l’art, c’est un bastion important, défend le collectionneur Anton Herbert. Ce n’est pas lui qui est d’une autre époque, mais c’est l’époque qui a besoin de gens comme Urs, avec une vision claire, nette, des gens qui ne soient pas dans le mouvement superficiel des jet-setters. » Urs Raussmüller n’a d’ailleurs pas baissé les bras. Il songe à créer de nouveaux lieux. « Comment mettre en place une organisation qui continue ce que j’ai initié ; comment créer une structure qui gère ces lieux, la production d’œuvres, la distribution d’idées ? Où est le matériel humain qui me suivra dans une telle aventure ? » Même les hommes de certitude sont taraudés de questions.

Urs Raussmüller en dates

1940 Naissance à Zurich. 1977 Création de INK, à Zurich. 1984 Ouverture des Hallen für neue Kunst, à Schaffhouse. 1998 Première collaboration avec Renn Espace à Paris. 2006 Exposition de Robert Ryman à Inverleith House à Édimbourg.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°253 du 16 février 2007, avec le titre suivant : Urs Raussmüller

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