Enquête

Les urgences de l’art contemporain

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 18 juillet 2007 - 1470 mots

Ni rose ni gris, l’état des lieux de l’art contemporain en France trahit des handicaps d’ordre budgétaire et révèle la nécessité de mettre en place une vraie éducation artistique.

Une radiographie de l’art contemporain en France se révèle nécessairement contrastée, biaisée, selon que l’on regarde le verre à moitié vide ou à moitié plein. « Les mentalités ont évolué ; là où il y avait de fortes réticences, il y a maintenant des hésitations ; là où il y avait un désert, il y a de l’enthousiasme ou de l’indifférence et des petites poches de résistance », résume Thierry Raspail, directeur du Musée d’art contemporain de Lyon. La mutation se mesure à la fréquentation de certaines expositions, de 90 000 visiteurs pour « Cinq milliards d’années » (14 septembre 2006-14 janvier 2007) au Palais de Tokyo, à Paris, à 170 000 visiteurs lors de la dernière Biennale de Lyon (14 septembre-31 décembre 2005). Les musées d’art ancien et les monuments historiques se mettent même au parfum. « Si on a le doigt sur le pouls, on sent bien l’énergie », défend Marc-Olivier Wahler, directeur du Site de création contemporaine au Palais de Tokyo.
Côté cour, le langage diffère. Les professionnels pointent des budgets en peau de chagrin, un sous-effectif criant et un flou dans la politique ministérielle. Le plan d’action, annoncé par le ministre de la Culture en octobre 2006, n’a pas calmé le jeu. Quand le budget alloué aux arts plastiques s’élève à 50,3 millions d’euros en 2007, où l’État compte-t-il trouver les 50 millions d’euros qu’il injectera dans le futur « Centre européen de création contemporaine » à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) ? Au scepticisme galopant, le délégué aux Arts plastiques, Olivier Kaeppelin, oppose un programme cohérent, qu’il n’hésite pas à mettre en comparaison avec les années Jack Lang. « Il y a des dysfonctionnements locaux qui ne permettent pas de voir ce qui se passe sur l’ensemble du territoire, déclare-t-il. Les moments de changement donnent libre cours à tous les imaginaires. »

Nécessité de renforcer l’existant
Les doléances ne sont pourtant pas des vues de l’esprit. La scène artistique construite dans les années 1980 peine à atteindre la maturité pour des raisons budgétaires. Or une politique ne peut se réduire à une suite de nouveaux projets, elle doit aussi veiller à un renforcement de l’existant. « Il existe des outils, dont les étrangers reconnaissent la qualité, et auxquels il faut donner une nouvelle impulsion », souligne Eva González-Sancho, directrice du Fonds régional d’art contemporain (FRAC) Bourgogne. Certes, le ministre de la Culture a confirmé en octobre le maintien des subventions allouées aux FRAC. Mais l’Association nationale des directeurs de FRAC (ANDF) dénonce des coupes allant de 25 % à 75 % sur les crédits d’acquisition pour une dizaine de ces structures en 2005. « On considère les FRAC et les centres d’art comme des institutions, mais nous n’avons pas la taille d’une institution, souligne l’ANDF. Nous sommes en porte-à-faux par rapport à tout le monde. » Les difficultés d’acquisition se perçoivent aussi du côté des musées. Pour pallier ces problèmes, le transfert de propriété d’œuvres du Fonds national d’art contemporain (FNAC) à douze musées marque un premier pas. Éric Mangion, directeur du centre d’art de la Villa Arson, à Nice, et ancien directeur du FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, préconise quant à lui le reversement des collections historiques des FRAC aux musées. Pour la collectionneuse Myriam Salomon, les dépôts de collections privées seraient une autre piste à explorer. Mais les musées ne disposent pas toujours d’espaces d’exposition ou de réserves suffisantes pour accueillir cette manne…
Les réclamations budgétaires pointent aussi du côté des centres d’art, même depuis ceux les plus nantis. « Depuis 1990, le Magasin [à Grenoble] a perdu 27 % de son budget en raison de la non-indexation des subventions sur l’inflation », souligne son directeur Yves Aupetitallot. « Une œuvre ne s’assure pas au même prix qu’il y a vingt ans et les coûts de transport ne sont plus les mêmes non plus », renchérit Éric Troncy, codirecteur du centre d’art Le Consortium à Dijon. Le projet d’extension du Consortium dans un bâtiment d’une surface de 3 500 m2 ne s’accompagne ainsi que d’une réévaluation budgétaire modeste. L’Allemande Ulrike Kremeier, directrice de La Passerelle à Brest, ne s’associe pas à la cantilène. « Il n’y a pas de quoi râler ; même si on demande plus d’argent pour la programmation, on s’arrange quand même, affirme-t-elle. En Allemagne, les emplois sont plus précaires et les Kunstverein [association d’art] doivent parfois, comme à Berlin, obtenir au moins la moitié de leur budget auprès du [secteur] privé. » Il semble cependant plus facile de chercher de l’argent privé outre-Rhin quand, de l’aveu d’Ulrike Kremeier, « les gens font les yeux ronds quand on demande 10 000 euros en France ».

Usurpation de rôle
Certains militent pour une aide en faveur de laboratoires plus souples, sur le modèle des espaces d’art contemporain de La Générale ou d’Immanence, deux structures parisiennes. « Il vaut mieux des lieux qui bougent, qui mettent la clé sous la porte pour renaître autrement, assure l’artiste Antoine Perrot, président de la Fédération des réseaux et associations d’artistes plasticiens (Fraap). Le soutien aux associations et aux collectifs d’artistes coûterait moins cher et donnerait une scène plus vivante. » Quant aux créateurs qui pestent contre le déficit d’ateliers et les carences de la formation professionnelle, ils revendiquent l’accès aux plateaux des écoles d’art en période de vacances scolaires. Ces dernières réclament une implication plus grande de la part des Régions, dont le rôle en matière d’enseignement artistique reste encore facultatif. Face à l’atomisation des acteurs de l’art contemporain, une vraie mise en réseau, sur le modèle de Tram en Île-de-France, d’Artskool ou encore des écoles d’art de Bretagne apparaît nécessaire. « On voit bien que les choses évoluent, mais est-ce que l’on va mettre cinquante ans ou cinq à dix ans ? s’interroge Jacques Sauvageot, président de l’Association nationale des directeurs d’écoles d’art. S’il y avait une volonté ministérielle, cela irait plus vite. »
Et c’est bien le volontarisme ministériel que beaucoup d’acteurs stigmatisent. La plupart dénoncent un recentrage de la politique culturelle sur la capitale, déjà dotée de nombreuses structures. Un point de vue que confortent le projet du Centre de création contemporaine à Boulogne et les grands raouts du type « Triennale » et « Monumenta », ce malgré le soutien de la délégation aux Arts plastiques (DAP) à hauteur d’ un tiers du budget de la Biennale de Lyon. « Nous devons impulser différents dynamismes. Ces manifestations sont nécessaires pour créer une atmosphère nationale, défend Olivier Kaeppelin. L’argent que nous avons obtenu pour la Triennale n’est pas pris sur le budget alloué aux FRAC. Nous n’aurions d’ailleurs jamais bénéficié pour d’autres chapitres de l’argent que nous avons eu pour “Monumenta” ou “La force de l’Art”. » Soit, mais on reproche à la DAP de troquer son rôle administratif pour celui d’opérateur d’exposition. Victoire Dubruel,
présidente du Cipac [Congrès interprofessionnel de l’art contemporain], observe que « dans les autres champs de l’art, comme celui du spectacle vivant, le ministère n’agit pas en acteur. Dans celui des arts plastiques, il fait le même travail que les professionnels. Il y a un problème de clarté des missions ». Ce à quoi Olivier Kaeppelin rétorque qu’une « délégation qui deviendrait seulement une direction de gestion serait une délégation morte ».

L’art contemporain en chiffres pour l’année 2006

51 centres d’art (hors nationaux) dotés de 391 salariés. Budget des subventions publiques aux centres d’art : 24,4 millions d’euros. Le budget moyen d’un centre d’art s’élève à 480 000 euros. 20 Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) dotés de 203 salariés. Subventions de l’État : 10,7 millions d’euros pour le fonctionnement ; 3,9 millions d’euros pour les acquisitions. Les acquisitions 2006, tous FRAC confondus, dépassent les 19 000 pièces. Budget d’acquisition du Fonds national d’art contemporain : 3,1 millions d’euros. Nombre d’artistes répertoriés au 31 octobre à la Maison des artistes : 37 577. Aides pour les artistes : - allocations de recherche : 24 aides d’un montant moyen de 8 600 euros ; - allocations exceptionnelles d’un montant maximum de 1 000 euros : 100 aides attribuées ; - budget de l’aide à la première exposition ou au premier catalogue pour les galeries : 121 000 euros ; - budget de l’aide à l’édition : 223 000 euros. Commandes publiques d’État : 61 artistes pour un budget de 1,5 million d’euros. p Commandes publiques en régions : 14 artistes pour un budget de 2,08 millions d’euros. Nombre d’écoles d’art : 57 avec un budget cumulé estimé à 150 millions d’euros, dont 63 millions alloués par l’État. Nombre d’élèves inscrits en 2005-2006 : 10 481. Nombre de galeries : 180 répertoriées par le Comité professionnel des galeries d’art. 16 revues d’art contemporain et d’architecture recensées.

Privés et politiques locales au secours de l’État ?

L’idée que l’argent privé puisse avoir une mission de service public fait son chemin. Bien que l’Association pour la diffusion internationale de l’art français (Adiaf) manque de dynamisme, l’association de collectionneurs a indéniablement favorisé le rapprochement public-privé. « L’Adiaf a permis de démarginaliser les collectionneurs. Sans l’Adiaf, il n’y aurait pas eu le “Projet pour l’art contemporain�? à Beaubourg, qui regroupe quarante-quatre collectionneurs donnant chacun 5 000 euros pour l’achat d’œuvres au profit du musée », précise la galeriste Nathalie Obadia, vice-présidente du Comité professionnel des galeries d’art. En cinq ans, le nombre d’adhérents à la Société des amis du Musée national d’art moderne est passé de 520 à 700, soit une augmentation de 26 %. Le mécénat qui en résulte a augmenté de 45 %, et représente au total plus de 300 000 euros pour 2006. Pour impliquer davantage les particuliers, le collectionneur Antoine de Galbert [fondateur de la Maison rouge à Paris] préconise le système des fondations avec donation temporaire d’usufruit : « Le donataire garde l’arbitrage des fonds et peut reprendre le capital quand il le souhaite. Le risque culturel en termes de contenu est quant à lui maîtrisé, car l’État donne son agrément à la création de la fondation. » Soutenir l’expérimentation Quid du mécénat d’entreprise ? Celui-ci se révèle vital à tous les niveaux, ne serait-ce que pour le pavillon français de la Biennale de Venise. Peinant à boucler le budget de 800 000 euros pour la prestation de Sophie Calle, CulturesFrance compte sur un mécénat à hauteur de 300 000 euros. La loi de 2003 sur le mécénat des sociétés, allégée des contraintes de présentation publique en 2005, offre une avancée, dont les effets ne sont toutefois pas encore palpables. D’après le dernier Répertoire mécénat d’entreprise 2007 de l’Admical, seules 13 % des actions de mécénat culturel étaient menées en 2005 dans le champ des arts plastiques. Si le mécénat perce dans les grandes entreprises comme LVMH, il s’insinue difficilement dans les PME. Une valorisation du mécénat de compétences (1) auprès des petites entreprises serait souhaitable. Le Palais de Tokyo fait ici office de pionnier en cherchant 50 % de ses financements auprès du secteur privé. Bien qu’il ait réussi à récolter 1,5 million d’euros sous forme de partenariats en 2006, il lui reste à fidéliser les entreprises sur le long cours. « La prise de risque en matière artistique ne fait pas partie de la culture de l’entreprise. Plus généralement, la France est incapable de soutenir l’expérimentation », déplore Jean-Michel Raingeard, président de la Fédération française des sociétés d’amis de musées. Une critique qui vise aussi souvent les politiques, en dépit de quelques exceptions comme André Gélis, maire de Sérignan et initiateur d’un musée d’art contemporain dans une bourgade de 7 000 habitants. « Ce qu’on a du mal à définir, c’est le rôle de l’élu face à l’institution culturelle qu’il soutient, indique François Bordry, président des Voies navigables de France (VNF). Les politiques ne comprennent pas spontanément qu’ils doivent soutenir une équipe, laquelle fait les choix esthétiques, car elle en a l’expertise. » En substance, beaucoup attendent du politique une posture courageuse mais effacée ! Si le changement de mentalité des édiles ne se perçoit pas au niveau de l’aide aux structures de diffusion, il apparaît tangible sur le chapitre de la commande publique. Autre point positif, la récente réforme du décret du 1 % artistique dans les constructions publiques rend les collectivités qui ne s’y plieraient pas passibles d’une amende. L’art n’est pas à l’école Mais le mal est ailleurs. Si les élites économiques ou politiques ne s’investissent qu’à dose homéopathique, c’est que le mouvement initié dans les années 1980 ne s’est pas accompagné d’un vrai chantier sur l’éducation artistique. Dans une enquête portant sur l’accès des jeunes adultes à l’art contemporain, réalisée par le Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS), du ministère, 40,5 % des jeunes interrogés affirmaient ne pas connaître ce domaine. Reste à voir comment l’art et l’histoire de l’art, récemment inscrits dans le socle des connaissances, s’inséreront dans les cursus scolaires. « Pour l’instant, l’Éducation nationale freine, confie Olivier Kaeppelin. Il y a actuellement un modèle scientifique et technique qui réclame un contingent d’heures et ne permet pas d’en rajouter d’autres consacrées à l’art. L’art à l’école ne peut être qu’une décision politique en accord avec les enseignants. » (1) Le principe du mécénat de compétences, apparu il y a moins de dix ans, est que l’entreprise offre le temps consacré par le salarié au programme de mécénat.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°253 du 16 février 2007, avec le titre suivant : Les urgences de l’art contemporain

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